EAUX D'IMAGES




"Il y a une évidence du parfum qui est plus convainquante que les mots et que l'apparence visuelle..."

Patrick Süskind: "le Parfum. Histoire d'un meurtrier"


"JOHNNY GOT HIS GUN"

Créer par l'intermédiaire d'une machine, et qui n'est pas n'importe quelle machine, mais outil de calcul et de mémoire, une techno-logie, n'est pas sans faire rupture avec le travail sur la matière. Ici, il y a interprétation par les mathématiques, par le chiffre, ce nouvel alter ego de l'image.
Une création distanciée, qui implique de nouveaux rapports avec le corps: plus d'impact avec la toile dans un espace défini, plus de contact avec la matière, plus de pinceau pour prolonger la main, mais deux cerveaux qui fusionnent pour se compléter. Dans un espace qui dissocie l'oeil de la main, l'artiste déjà rendu muet par une machine qui lui prête son langage, ne peut agir directement et se trouve en quelque sorte privé de son corps.

Au mutisme, s'ajoute donc la privation du geste. Plus de geste, mais une transmission par l'intermédiaire de ce qui pourrait-être une machine à coudre des morceaux d'images, ou du moins, un geste réduit au geste du conte de fées: frotter la lampe, désigner de sa baguette magique, ordonner par quelque "Sésame ouvre toi", faire un voeux et attendre le résultat, c'est à dire un geste en forme de vouloir, une volonté sans action réelle qui se réalise par l'intermédiaire d'une machinerie, d'un pseudo-cerveau.
En bonne lampe merveilleuse, l'ordinateur permet ce fantasme d'une vie magique. L'artiste réalise son vieux rêve humain de paresse et la liaison traditionnelle de l'art et de l'effort semble s'estomper dans la séduction de la facilité. Mais cette paresse est peut-être une paresse essentielle, cette privation du corps mobilise peut-être autre chose, une énergie ailleurs, comme dans le corps mutilé de Johnny où les sens se sont réfugiés plus loin en lui-même...

Que devient cependant l'image dans cette amputation, dans cette dépossession de l'artiste par rapport à la tradition? Comment, dans cette transfusion de pensée, du cerveau de l'artiste au cerveau électronique, dans ce qui pourrait être pris pour une magie, pour une opération intellectuelle, où semble s'abolir la frontière entre idée pure et idée incarnée, l'image peut-elle exister, autrement que comme vision d'anachorète, c'est à dire comme faire? Que reste-t-il de la sensibilité dans cette activité artistique où le corps disparaît?


L'OEIL EN DEUIL

Le cerveau, pallie au geste amputé et charge l'oeil de la tactilité perdue de la main. Ainsi les manchots gardent souvent conscience de leur bras. L'oeil contient la main et accorde une valeur tactile aux couleurs comme aux formes, velouté, douceur, rugosité... Mais il ne s'agit là pourtant que d'une restitution de sensations, un monde récupéré au travers de la machine, celui de l'aveugle qui recrée mentalement son environnement.
L'artiste est malvoyant, aveuglé par la machine parce qu'elle même ne voit rien, et ne fait que transformer des informations, m'obligeant à une oeuvre "à tâtons". L'oeil perd, ici, sa relation à une réalité que lui dissimule l'écran et ce manque de réalité, prive de la sensation visuelle.

A l'univers labyrinthique de l'image, correspond une construction qui n'est plus la projection d'un système de vision sur la toile (perspective par exemple), mais un parcours d'aveugle dans des systèmes constitués. L'autre côté de l'image est une construction mentale qui relève davantage d'une organisation des données que de celle d'un espace visuel.
L'oeil joue un rôle instrumental, il enregistre, transmet, mais perd son pouvoir d'organiser l'espace, qui n'est plus l'espace vide de la toile, donné dans son entier, mais un espace qui déborde sans cesse l'écran, indéfini, complexe et chiffré, sans totalité.
Est-il encore possible, alors, de retrouver une émotion dans cet univers abstrait, cet univers restitué? Ce regard à perte de vue peut-il faire appel à d'autres sensations?


LE CHANT DES MACHINES

L'espace de l'image est un espace multiplié par les possibilités. Il a la dimension du temps. L'image renonce à son statut spatial antérieur comme à sa forme définitive, pour devenir projet presque musical. Il n'y a pas accumulation dans la même image (comme dans une peinture de Jérôme Bosch, par exemple) mais déploiement des formes dans le temps des changements. Sortie d'une sorte d'orgue de Barbarie, l'image devient le chant d'une machine.

Comme la musique qui n'a pas de relation avec des sons de nature, l'image informatique possède son propre monde dans lequel elle nous transporte et son propre principe d'organisation qui est essentiellement numérique.
Ses conditions de création sont proches de la composition musicale: l'usage d'un instrument, et même d'un clavier, le droit à l'erreur (que n'a jamais eu vraiment le plasticien), la matière illusoire, la convention du langage, une "partition" soumise, en quelque sorte, à des règles harmoniques», car en effet le côté pré-constitué du logiciel, étroitement défini et non modifiable, pour qui ne sait pas programmer, soumet l'image à des critères artistiques précis, provocant un heurt perpétuel entre technique et imaginaire. Et encore le jeu sur la variation d'une "phrase mélodique", d'un thème, l'abstraction du collage, le côté rapsodique, cousus ensemble d'une image faite de lambeaux, ouvre à l'artiste un monde de sensations, celui d'une "polyphonie visuelle".
Il semblerait donc que cette création, proche de la composition, appelle la confusion des sens au niveau du travail. L'image continue à faire appel à l'oeil, au sens esthétique de la peinture, mais aussi à une activité qui relève du sens intellectuel du musicien, et pourquoi pas à d'autres encore. En effleurant tous les sens et sans faire appel à aucun réellement, ce travail semble mobiliser plutôt un complexe de sensations, que des sens d'ailleurs artificiellement dissociés.


"UN ORGUE A PARFUMS"?

En fait, la création d'images est ici un louvoiement entre les différentes activités artistiques et qui accorde la sensibilité du peintre avec celle du sculpteur ou du musicien.
Pour retrouver une émotion sur la palette restituée, il faut la regarder en aveugle, la réimaginer, faire ainsi appel à d'autres sens, donner une nouvelle sensualité, une dimension qui n'est pas la celle de la machine. Sans ce glissement, cette "délocalisation" des sens, l'image est oeuvre machinale.

Dans une épargne du travail manuel, le broyage des couleurs est remplacé par un nuancier déjà prêt. Gamme visuelle, mais distanciée, ne demandant pas de trouver la nuance par mélange progressif, mais de choisir dans les 16 millions de possibilités.
La palette est celle du parfumeur, faite d'échantillons, aussi bien catalogue de couleurs, figures de notes, que répertoire d'arômes, mettant en évidence une correspondance des arts. Echantillons de couleurs réduites à leur lumière, mais essentielles, essences de couleurs, dont je peux prendre avec une pipette virtuelle une nuance comme une goutte.

Le matériau est fait d'extraits d'images. Réalité déjà passée par la photo, aseptisée par numérisation. De l'herbier de la photo, je rassemble en pots-pourris aux senteurs imprévisibles les pétales macérés dans l'encre d'imprimerie. Le jardin des arts, me fournit les huiles essentielles pour de nouvelles créations. Aura d'oeuvres, fine fleur d'images, digitales, exprimées, épuisées dans l'alcool du chiffre pour de nouveaux bouquets...
Les touches successives apposées sur la toile font place ainsi à un travail d'extraction, d'émulsion, de fusion des essences d'images, des échantillons stérilisés par le scanner-alambic, versés dans le tube à essai de l'écran, et que je compose, combine et synthétise.
Car il n'y a pas simple collage, non plus qu'articulation autour d'une touche, d'une tache, d'une trace, comme la peinture s'organise autour du premier jet de forme, de la première tache de couleur, ou comme le musicien fait un travail symphonique autour de quelques notes, mais progression par une succession d'essais et d'erreurs: ajouter, retirer, comparer, intégrer, combiner, "une goutte de çi, une goutte de ça".

Par le traitement des éléments, la façon de les tester, de les mettre en rapport, de les mélanger, le travail est plus proche de celui du parfumeur, qui ne se fait pas en fonction de l'environnement, que de celui du peintre qui organise un espace où se rencontrent la toile, l'huile et le pinceau. Il y a recherche d'une harmonie, dans une volonté de faire vivre ensemble, hors lieu, des éléments disparates, d'origines diverses, jusqu'à leur totale capture par l'image. Un travail abstrait en somme, celui d'une alchimie, où la matière sublimée de l'image donne plus à sentir qu'à voir. C'est dans un respect embaumeur des oeuvres du passé, un "enfleurage d'images", que je fais oeuvre de Parfumeur.

Le parfum oublie la fleur, les prés et les bois. Il ne reste rien des épaisseurs tactiles, des densités, des dimensions, des délicates matières. De même les images, déminéralisées par numérisation, sont des extraits, des décoctions d'images, des essences, dont il est difficile de détecter l'origine, de dissocier les différents apports, aussi bien que de les dénombrer, de les cataloguer, et qui sont finalement tellement mêlées dans leur effluve continu, qu'un certain côté "déjà vu" ne peut faire qu'appel à de lointaines et inidentifiables exhalaisons. Capsules, fioles et flacons d'images aux précieuses fragances qui sollicitent notre plus profonde mémoire celle qui est faite d'oubli.


EXPLICATION DE LA METAPHORE

"Mais qu'elle est, dira-t--on, la signification de cette métaphore?"
De quelle façon, le sens olfactif pourrait-il intervenir dans cette création? L'odorat est le plus diffus de nos sens, le plus ancien sans doute, le plus subjectif, le plus primitif, celui larvaire du bébé, et malgré les possibilités de mesures et d'amplications des autres sens, celui-ci ne se prolonge pas et échappe encore aux prothèses. Il est basé sur la mémoire. Le parfum suggère, son message est ailleurs, dans une relation avec nous même. La mémoire est essentielle dans le travail sur le parfum.
Or l'ordinateur n'est-il pas un voyageur sans bagages, par sa mémoire figée qui stocke et qui calcule, le contraire de la mémoire vivante? Que faire de cette amnésie informatique, de cette mémoire foudroyée, sinon essayer de lui donner un sens?
Cette métaphore, qui pose l'ordinateur comme "orgue à parfum" peut donc se faire au niveau de l'activité, de cette activité de chimiste, de ce travail de synthèse dont procède l'image informatique, mais la comparaison pourrait se soutenir encore au niveau du produit et même du récepteur.

Dans la création d'un parfum, le produit n'a pas un maximum de matérialité et on peut s'interroger sur sa réalité. Quelle est la réalité, le "poids" d'un parfum, sinon la concentration d'informations? L'odeur informe. L'évanescence d'un parfum, dans sa dispersion provisoire, garde assez de densité pour nous convaincre. L'image née de l'ordinateur, de même, est une accumulation d'informations. Elle relève d'un art du melting-pot, d'une activité qui fait usage d'un mixeur, remplit d'informations qui y sont brassées, malaxées. Mais la plupart des "ingrédients" qui entrent dans la composition de l'image ne sont pas n'importe quelles données. Ils ont déjà été sélectionnées dans le but de l'image finale, comme sont sélectionnées les bases d'un parfum, et ont déjà une connotation esthétique.
"Cuisine" qui rend difficile l'accès à des mondes vraiment neufs, et donne la tentation d'un travail préparé, comme soufflé par quelque Cyrano de Bergerac, révélant ce qui, peut-être, serait resté dans l'ombre sans cette médiation...

Un travail, en tous cas, qui passe par la précision d'une formulation, d'une "recette" possible et qui en permet le clonage. Le parfum pas plus que l'image informatique ne possède d'original, non plus que de matrice. Ils ont pour base une incorruptible formule garante de leur absence. L'un comme l'autre sont mis en flacon, pliés et invariables dans leur vie protégée par le verre, se déployant à volonté et reproductibles à l'infini.


Pour le spectateur, il s'agit alors d'accepter ces images comme un nouvel art, de les évaluer à partir d'elles-mêmes pour éviter la frustration des comparaisons. Le spectateur se doit à une activité composite pour ne pas regarder comme on regarde des peintures et mettre en évidence ce que ces images ont perdu, ce qui serait les ravaler au rang d'huiles de machines, mais essayer de voir ce qu'elles apportent de nouveau, par l'usage des technologies, dans un sens positif. Si tant est que l'image soit chargée encore de significations, de qualités évocatrices, et en souhaitant qu'elle puisse éveiller d'autres sens que la vue, ou, du moins, amener le spectateur à une interactivité nouvelle, comme on s'active à partager un secret dans l'expérience d'un parfum. L'image est une image dans laquelle on peut pénétrer et sa nouvelle dimension est celle du mélange. Elle appelle l'oeil multiple et combiné d'un nouveau spectateur.

Dominique de Bardonnèche
Isea, Montréal, 95