La rouille des jours

Yvon Le Guerzedec, patron-pêcheur à la retraite. Extrait de "Souvenirs du large", aux Editions Lame de Fond, Quimper, 1996.

Comme l'a écrit le poète brestois Louis Quermadé, "on peut sortir le marin de la mer, mais on ne sort jamais la mer du marin". Combien sont-ils, ces pêcheurs à la retraite, ces fiers cadecôtiers, marleyeurs, haut- et bas-rathènois, encalminés dans leur maison de granite, qui regardent l'horizon à travers le voile humide du crachin, triste linceul de leurs souvenirs. Je me souviens d'un ami, un pêcheur en eaux dures, un de ceux qui partaient dix mois pour "creuser l'océan" à la recherche du prince des abysses, ce crabe fabuleux que les américains nomment le golden shellbow, et nous autres bretons, plus modestement, un jaunard. Cet homme, Cyr Kerzelann, que nous appelions tous , avait eu peur de l'eau dans son enfance. Il avait fini par apprivoiser sa peur, et pendant cinquante ans de sa vie, il n'avait vécu que par la mer, pour la mer. A soixante-cinq ans, riche de l'or des jaunards, il avait pris sa retraite et il s'était fait construire en retrait de la plage de Locquidan une modeste demeure d'où il pouvait contempler la Baie des Pitoyables. Son jaunardier, l'Argo, un robuste bateau de trente mètres, il l'avait revendu à un autre pêcheur. Mais peut-être avait-t-il trop abusé de l'océan. Les jaunards s'étaient fait rares, et bientôt les jaunardiers revinrent bredouilles, et dans leurs casiers désertés ne s'agitaient plus que des crevettes solitaires. Les jaunardiers étaient des bateaux lourds et chers, difficiles à entretenir, invendables en des temps difficiles. L'un après l'autre, ils furent abandonnés à leur sort, épaves flottantes au fond des ports. Un soir de tempête, l'ancien jaunardier de brisa ses amarres. Il partit à la dérive, franchit la barre des Auffrets et alla s'échouer, vous l'avez deviné, dans la Baie des Pitoyables, en face de la maison de Cyr Kerzelann. Celui-ci n'ignorait rien du sort de Jason, tué dans sa vieillesse par la proue de l'Argo, échoué sur une plage de Corinthe. Au contraire, la proximité du mythe l'amusait, il s'imaginait en Jason, un Jason sans Argonautes ni Médée. Tous les jours, il venait visiter son jaunardier, il prenait note de la progression de la rouille, il recensait dans des carnets l'apparition de trous dans la coque (et, si l'on s'en tient à certaines incongruités de ses relevés, on peut soupçonner certains garnements du voisinage d'avoir percé des trous eux-mêmes, et d'en avoir rebouché d'autres). Il nous disait que l'Argo était son miroir et qu'il s'y regardait vieillir. Il nous disait cela sans émotion apparente, comme si cela allait de soi. Et un matin de décembre, une autre tempête emporta une nouvelle fois le jaunardier. Elle emporta aussi, par la même occasion, son ancien capitaine, et elle les emmena ensemble très loin, très loin au large et sûrement très profond.