Un trou dans le ciel

Jeanne D., 98 ans. Profession et nationalité inconnue. Témoignage recueilli le 17 décembre 1987.

- Je ne me rappelle plus toutes ces choses, je le sais. Mais je me rappelle bien ce garçon.

- C'était donc un garçon ?

- Je suis vieille, mais un garçon c'est un garçon. était un garçon, ça je le sais, je ne vais pas vous faire un dessin, ma main tremble trop. Il est venu vers moi sur le chemin, comme si tout lui appartenait, le ciel, les herbes, les arbres, comme aurait fait le patron dans le temps. Mais bien sûr je ne le connaissais pas, je ne l'avais jamais vu, il n'était pas d'ici. Il m'a croisé et il m'a regardé, il m'a abordé comme si j'étais une fille, une jeune fille. Il m'a demandé qui j'étais, ce que je faisais, où je vivais. Et il ne m'a pas demandé mon âge.

- Il était... galant ?

- Tais-toi donc, tu ne sais rien. Il m'a dit que j'étais belle, que mon regard lui rappelait les nuages. Oui, ça je m'en rappelle, très bien très bien. et moi nous avons parlé, longtemps, sur le chemin, nous marchions côte à côte, il me tenait la main, je l'emmenais chez moi, un inconnu, j'avais quatre-vingt huit, quatre-vingt neuf, quatre-vingt dix ans. Personne ne m'a crue après, ils ont dit que j'étais folle.

- Et de quoi parliez-vous ?

- Ça, ça ne te regarde pas. Mais je lui ai beaucoup appris, car il ne savait rien, rien de rien, il était comme un petit. Il en aurait appris encore plus s'il était resté. Car il est parti tout de suite, cet idiot, avant même qu'on arrive à la maison.

- Il est parti comment ?

- A un moment, je lui racontais, non je ne vais pas te dire ce que je lui racontais, je lui racontais quelque chose qui m'était arrivé il y a longtemps, une histoire de vieille femme, très triste, et il attendu que je termine, puis il m'a dit qu'il devait partir. Il m'a pris dans ses bras, et il fait... ce geste [Jeanne D. lève lentement le bras en direction du ciel, vers le sud]. Alors le ciel s'est ouvert, ça a fait comme une grande fleur blanche dans les nuages, puis je n'ai plus senti son souffle.

- Il est monté au ciel ?

- Comme Notre Seigneur ? Est-ce que tu m'as écoutée au moins ? Ce gars-là ce n'était pas Jésus, il n'avait pas de barbe, et il était moins grand. Il n'est pas "monté" au ciel, comme tu dis, simplement le ciel s'est ouvert, comme une porte, et le ciel s'est refermé tout de suite. Je suis restée à regarder en l'air longtemps après ça, une heure peut-être.

- A l'endroit même où nous causons ?

- Ici même, juste là, il se tenait à ta place, et il a disparu au-dessus des arbres, là-bas. Je viens ici souvent, tous les jours, vers cette heure-là.

- Et il n'est jamais revenu ?

- S'il était revenu, je ne serai pas ici pour te causer. [Jeanne D. regarde la cime des arbres, et le grand nuage sombre qui arrive vers nous.]