L'ART AU TEMPS DU NUMERIQUE

 

DOMINIQUE DE BARDONNECHE
GILLES TRAN 
 

Sur nos bureaux désormais, parmi nos équipements les plus quotidiens, figure une banale boîte grise associée à un écran depuis longtemps familier... voici décrit l'ordinateur, objet incongru qui a pris place peu à peu dans nos habitudes, idole passe-muraille, d'une révolution technologique qui balaye insidieusement le monde.
Elu " l'homme de l'année ", en 85, par Time Magazine, cette nouvelle star est aujourd'hui partout. Un écran aveugle, une coque de plastique dissimulant quelques grammes de silicone en guise de mémoire, notre " Homme", n'est rien d'autre qu'une machine en somme, esclave du calcul, et dotée du sens des affaires. Pourtant ce génial comptable, inaugure l'ère des machines vivantes et s'avère offrir aussi, aux artistes impatients, en même temps qu'un nouveau champs d'investigations, le lieu ardent d'une bataille.
C'est en hérauts de l'arène technologique, vêtus de leur habit de lumière flambant neuf pour combattre ou s'allier ce nouveau Minotaure, que les artistes assaillent, dans son labyrinthe mathématique, cette machine quelconque mais inquiétante, sinon redoutable. En condottiere, conquistadores ou pionniers, tous nomades de l'imaginaire, ils découvrent que, derrière l'oeil vitreux du monstre, s'étend un monde infini de formes, de paysages mentaux, de beautés inédites, un trésor enfoui d'émotions prêtes à être retranscrites dans de nouveaux défis.

L'art numérique est peut-être la nouvelle frontière de l'art. C'est un territoire vierge, un Ouest sauvage et digital. Sa force première vient de ce qu'il englobe tout ou partie des techniques existantes, brouillant les frontières qui les séparaient encore. Les artistes, habitués depuis des siècles à ne pratiquer que les techniques que la durée d'une vie humaine leur laissait le temps d'apprendre, ont maintenant à leur disposition immédiate, à portée de clavier, un prodigieux choix d'outils, qui ne demandent qu'à être sollicités, testés, métissés.
C'est un festin de pixels, au goût de liberté ! Nous faisons, défaisons, refaisons. Nous coupons à l'envie le fil du processus créatif, sans nous préoccuper de temps de séchage...
Les artistes numériques batifolent, s'ébattent, jouent des richesses illimitées que leur offre la technologie, et qui participent, dans la rapidité du processus, de leurs visions même.

Qui souhaiterait, pourtant, que les arts traditionnels soient évincés par leurs équivalents
numériques? La photographie a t-elle jamais remplacé la peinture? Aucune technique ne se substitue jamais à une autre, même si elle la marginalise et les artistes utiliseront toujours le fusain, cet outil vieux de 15.000 ans.

Mais les technologies numériques ont ce pouvoir particulier de libérer de certaines contraintes du corps et de la matière, faisant pencher la balance en faveur de l'esprit et de ses potentialités. Les outils et médias numériques ne sont pas faits d'atomes et de molécules chimiquement instables, au futur incertain et à la lenteur désespérément terrestre, mais d'étincelles, de grains immatériels d'information. Et si l'art est, essentiellement, une affaire d'émotions humaines, le numérique nous permet de projeter ces émotions à la vitesse de la lumière depuis notre cerveau vers le support virtuel, puis vers le monde.
Loin d'être ce processus aliénant, menaçant, déshumanisant que certains persistent à dénoncer, nous considérons comme profondément humaniste l'approche numérique au coeur de laquelle agit une pensée, au pouvoir décuplé par la magie du chiffre.
Les machines ne sont, certes, que nos nouveaux instruments, mais pas n'importe quels instruments, des outils portant en eux des intentions, celles des ingénieurs qui les ont créés, nos ailes d'Icare, à la fois fidèles et traîtres, par lesquelles nous montons, toujours plus haut, jusqu'au soleil brûlant de nos propres limites.

Maintenant que nous avons pénétré les territoires numériques, de nouvelles questions nous assaillent. Que vouloir? ? Que choisir ? Quel chemin? Voilà bien les questions que ne se posait pas le sculpteur de Chartres... Mais aujourd'hui dans la pléthore des possibilités, la palette infinie des propositions, perdu dans le supermarché de l'image, notre aventurier numérique a bien le problème du choix. Il lui faut faire appel à toute sa rigueur, toute sa volonté, pour tailler une voie à la machette de la souris, dans cette jungle des stimuli.
Qu'il s'agisse d'une nouvelle esthétique, nul pourrait aujourd'hui l'affirmer, Mais nul
ne peut douter, non plus, qu'il y ait là une création à part entière, se jouant des styles et des influences, utilisant l'apport d'un savoir ingénieur, puisant directement, via des canaux numériques en expansion permanente, dans les réserves immenses de l'expérience et de l'émotion humaine jusqu'aux racines de l'histoire et du monde. Beaucoup d'artistes numériques se sont formés aux techniques traditionnelles. Leur savoir-faire est vieux de plusieurs siècles. Leurs approches comme leurs cheminements divergent. Mais leur talent et leurs visions ont fait de l'art numérique ce qu'il est aujourd'hui : jeune, mais déjà riche de contenu et de sagesse, audacieux et exigeant. Sa nature généreuse lui permet d'être apprécié par une nombre croissant de personnes, qui en en font de plus en plus une partie intégrante de leur culture.

Les wagons des pionniers, lourds de fertiles souvenirs comme de germes novateurs, viennent de passer la frontière. Devant nous s'étendent les terres inconnues, où nous avons encore tant à découvrir, les terres inexistantes où nous avons tout à créer.